Lohengrin

Opéra romantique en trois actes, livret et musique de Richard Wagner – mise en scène, décors et costumes Kirill Serebrennikov – direction musicale Alexander Soddy, cheffe des Chœurs Ching-Lien Wu – Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris – spectacle en langue allemande, surtitrage en français et en anglais, à l’Opéra Bastille.

© Charles Duprat

Richard Wagner (1813-1883) s’inspire de légendes germaniques et plus particulièrement du roman médiéval de Wolfram von Eschenbach, Parzival pour l’écriture de son livret : un chevalier venu du ciel, Lohengrin, fils de Perceval, envoyé du Graal sur terre, apparait à Elsa, alors accusée d’avoir fait disparaître son frère, l’héritier du duché de Brabant. Il lui offre le salut, la protection et l’amour en échange de son silence sur son identité et sur son origine. Elle rompt ce pacte et quand elle pose la question interdite, il scelle l’irréversible séparation, traduction probable de l’impossibilité d’une union entre l’humain et le divin.

Après Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser, Lohengrin est le dernier des trois opéras dits « romantiques » de Wagner, composé à trente-sept ans, en 1850. Le prélude qui ouvre l’oeuvre sur les mémoires d’Elsa est ici commenté par les images de Kirill Serebrennikov, metteur en scène et cinéaste qui signe sa première production à l’Opéra national de Paris. Il aborde le drame du point de vue d’Elsa qui « paraît si pure, si lumineuse… » dit une voix. Les chœurs d’une grande amplitude y occupent une place importante, dans le sillage de l’orchestre que dirige Alexander Soddy qui signe la direction musicale de l’ensemble. Des leitmotivs tournent, tant dans la musique que dans la lecture qu’en fait le metteur en scène. Kirill Serebrennikov en a aussi conçu le décor, (avec Olga Pavluk) et les costumes (avec Tatiana Dolmatovskaya).

La scénographie qu’il a imaginée est mobile et permet de démultiplier les personnages et les actions, accentuant le côté clinique du dédoublement, ainsi que la poétique (les lumières sont de Franck Evin). Trois pièces en enfilade entre le côté cour et le côté jardin de la scène, ont été construites. Dans le trouble d’Elsa aux figures multiples, le spectateur perd ses repères. Les cloisons de l’ensemble sont mouvantes, l’espace se transforme, un cabinet de toilette à l’extrémité complète l’ensemble qui, au fil des actes, se déstructure. Un grand écran surplombe la scénographie et s’y insère, les images projetées viennent en écho à l’action qui se déroule sur le plateau (vidéo Alan Mandelshtam).

Trois actes composent l’œuvre : le premier acte, Le Délire, figure le monde fantasmatique d’Elsa, qui n’a plus ses parents et qui reste obsédée par la perte de son frère bien-aimé, mort à la guerre. Elsa est visitée par l’image d’un chevalier, Lohengrin, représenté sous la forme d’un cygne, symbolisé sur scène par deux hommes prolongés de plumes blanches, moitié de cygne chacun. Tout est rêve et allégorie. Trois chanteuses-actrices, Elsa et ses doubles, rembobinent ensemble un écheveau de laine. Le chœur est masculin, puissant et nomade, à certains moments tous les chanteurs se regroupent sur scène et la remplissent, ils composent le tableau. Des cercles de lumière soulignent les personnages. « Quelle force divine s’empare de nous… ? » Le soldat est présent partout, sur scène et dans l’image, il est mille frères d’Elsa. Lohengrin  n’est pas le bienvenu pour certains, il ne se présente pas, on ne lui accorde aucun crédit. Pour se faire reconnaître Friedich von Telramund le provoque en duel. « J’attends le combat » répond-il calmement. Le roi Henri, souverain et son porte-parole, le héraut, y assistent. Tout est en mouvement. « Si je gagne, veux-tu m’épouser ? » lance Lohengrin à Elsa, phrase qu’il accompagne d’une sérieuse mise en garde : « mais ne t’avise pas de savoir mon nom ni mon origine… » Le combat, réalisé avec des bâtons lumineux, place von Telramund face à la honte de son échec.

© Charles Duprat

Le second acte, La Réalité, se déroule en deux parties : la première se situe dans la clinique psychiatrique où Elsa est prise en charge par Ortrud, un oiseau de mauvais augure pris dans ses propres démons et Friedich von Telramund son époux, qui ne se remet pas de la honte de son combat perdu. Les hallucinations d’Elsa s’intensifient. La seconde partie de l’acte II conduit le spectateur dans un hôpital situé sur la ligne de front. Dépité par sa défaite, Friedich von Telramund parle de s’enfuir ou de se tuer. Une crise l’oppose à Ortrud. Cette dernière élabore un plan pour venger son époux de celui qui a ruiné sa réputation. Elsa est soignée dans la clinique psychiatrique qu’ils dirigent et pour arriver à ses fins Ortrud tente de la séduire et de se réconcilier, dialogues prêtant à des jeux en miroir tandis que les trompettes sonnent le bannissement de Telramund, accompagné de personnages-insectes aux têtes noires dont on ne voit pas le visage. Dans l’hôpital, les soldats blessés jouent aux cartes. On les voit cantiner avec leurs épouses. Des cercueils circulent et le poids de la guerre s’intensifie dans la mise en scène : le roi visite l’hôpital, les cadavres s’accumulent, des fleurs circulent. Les femmes des disparus et des morts, vêtues de noir, portent le portrait de leurs fils et époux et demandent des comptes. Elsa et Ortrud se déchirent : « Tu me dois la préséance… Et ton époux, qui le connaît ? » lui jette Ortrud. « Le tien est banni… » se contente de lui répondre Elsa, avant qu’elle n’entre dans une rage folle. Pour pousser le mystérieux Lohengrin dans ses retranchements,  Friedich von Telramund l’accuse de sorcellerie, profère des menaces et demande que soit publiquement déclinée son identité, « son nom, son rang, ses honneurs. » Elsa, mal en point, reste de marbre.

L’acte trois intitulé La Guerre voit la destruction de la clinique, et suit Elsa et Lohengrin pour quelques instants de bonheur. La puissance dramatique de l’œuvre est à son sommet, la guerre au centre de la scène. Les images en noir et blanc, d’une grande violence, accompagnent le tri des morts et la reconnaissance des corps, sur scène où les cadavres ne cessent de s’empiler. Ortrud maudit le monde devant le cadavre de son époux. Avant de disparaître, certains militaires, bien abimés et plus estropiés les uns que les autres, se marient. Le duo Elsa-Lohengrin donne un peu d’humanité avant de se défaire : « Je t’avais vu dans l’ivresse d’un songe… » car Elsa demande à Lohengrin quel est son nom et brise ainsi son serment, entrainant la disparition de son amoureux. Plus de défenseur, plus d’espoir, étendue sur un lit Elsa se meurt. Le cygne passe.

© Charles Duprat

Kirill Serebrennikov a commencé à travailler sur Lohengrin alors qu’il était interdit de sortie du territoire suite à assignation à résidence, à Moscou. Alexander Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris est venu lui proposer de monter Lohengrin, cette invitation arrivait  après celle de monter Parsifal à Vienne, ce qu’a d’abord fait le metteur en scène, en 2021. Les récits de ces deux œuvres se recoupent, Lohengrin est créé en 2023, à Paris. La lecture qu’en donne le metteur en scène nous plonge au cœur de l’actualité et de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, comme une prédiction de l’artiste. Son parti-pris de représenter la guerre s’explique, dit-il, par le frottement entre le romantisme et sa proximité avec la mort : « En dehors de toute considération musicologique, il ne faut jamais oublier que le romantisme est toujours basé sur la notion de mort. L’idée du romantisme comprend en elle-même celle du dépassement de la mort. Le culte des ruines, la célébration du côté sombre de l’existence » dit-il.

© Charles Duprat

Dans sa mise en scène, le surnaturel et la magie côtoient la brutalité de la guerre, décalent le temps et provoquent des basculements. On connaît le metteur en scène dans la puissance du geste qu’il pose, nous avions publié un article sur son précédent spectacle, Le Moine noir, (cf. article du 28 mars 2023). Sa vision de Lohengrin, pour sombre qu’elle soit, à partir de la guerre et des fantasmes d’Elsa et de sa psyché perturbée, rencontre l’excellence des solistes et celle de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra national de Paris. L’intensité qui se dégage de l’ensemble ébranle, dans un contexte où les images, sur écran comme sur scène, savent mêler la beauté et la mort.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2023

Avec : Heinrich der Vogler, Kwangchul Youn – Lohengrin, Piotr Beczala (souffrant) remplacé par Klaus Florian Vogt – Elsa von Brabant, Johanni van Oostrum (A)* (23, 27 septembre – 14, 18, 21, 24 octobre), Sinéad Campbell-Wallace (B)* (30 septembre, 11, 27 octobre) – Friederich von Telramund, Wolfgang Koch – Ortrud, Nina Stemme (23 septembre > 14 octobre), Ekaterina Gubanova  (18 > 27 octobre) – Der Heerufer des Königs, Shenyang – Vier brabantische Edle : Bernard Arrieta, Chae Hoon Baek, Julien Joguet, John Bernard – Vier Edelknaben : Yasuko Arita, Caroline Bibas, Joumana El Amiouni, Isabelle Escalier (* Débuts à l’Opéra national de Paris) –  décors Olga Pavluk – costumes Tatiana Dolmatovskaya – lumières Franck Evin – vidéo Alan Mandelshtam – chorégraphie Evgeny Kulagin – dramaturgie Daniil Orlov – Spectacle vu le mercredi 11 octobre 2023, avec Klaus Florian Vogt, dans le rôle de Lohengrin.

Du 23 septembre au 27 octobre 2023, à l’Opéra national de Paris, Place de la Bastille, 75012. Operadeparis.fr – diffusion en direct le 24 octobre sur le site de l’Opéra de Paris ; en différé sur Medici.tv à partir du 1er novembre, et sur France Musique le 11 novembre.